mardi 27 mars 2018

Krishnamacharya et le tantrisme - I


Krishnamacharya est le plus important professeur de yoga postural au XXe siècle.

Comme sa religion est souvent passée sous silence, je voudrais en dire deux mots ici. Selon plusieurs témoignages concordants, la religion était au centre de sa vie, et son influence est allée croissante avec l'âge.
Mais quelle était cette religion ?

Il était de religion et de communauté Shrî Vaishnava
Cette tradition tamoule adore Vishnou et Lakshmî, cette dernière étant l'intermédiaire entre Vishnou et l'âme humaine. Fondée par "le maître sage" (Nâtha-muni, mort en 924 selon la tradition) au Xe siècle, elle se divise aujourd'hui en deux sous-sectes. Krishnamacharya appartenait à celle des Vadakalaïs, connue pour mettre l'accent sur la tradition sanskrite, alors que l'autre secte donne la préférence aux poèmes tamoules des saints vishnouïtes, les Ajvars.
Or, le fondement sanskrit des Shrî Vaishnavas, c'est la "Révélation des cinq nuits" (pâncarâtrâgama), comportant 108 samhitâs, c'est-à-dire 108 tantras, car ce sont bien là les équivalents vishnouïtes des tantras shaivas. Aujourd'hui, on peut en lire certains. Plusieurs sont originaires du Cachemire, et portent la trace du shivaïsme du Cachemire, notamment de la philosophie du Frémissement (spanda). Un vishnouïte, Outpala Vaishnava, nous a ainsi laissé un commentaire rempli de citations de tantras du Pâncarâtra, commentaire dont j'ai traduit le début il y a peu sur ce blog. 

L'un des tantras moins connu du vishnouïsme est le Lakshmî Tantra. Vous pouvez en lire une traduction anglaise intégrale ici.
Vu l'importance de la Déesse Shrî/Lakshmî dans le Shrî Vaishnavisme, il vaut la peine de s'y attarder.
Ce texte, peut-être rédigé au Cachemire vers le XIIe siècle, est tourné vers l'intérieur. On y trouve rien sur les temples et les fêtes, fort peu sur les rituels. Tout est axé sur la métaphysique et le yoga, entendu ici comme rituel intérieur, sans postures bien évidemment.

Le shivaïsme du Cachemire y est partout présent. On peut dire que ce texte est une vision du vishnouïsme à la lumière de la philosophie tantrique de la Reconnaissance (pratyabhijnâ). Alexis Sanderson a donné maints exemples de présence du shivaïsme non-duel dans les textes du Pâncarâtra. Aussi me penche-je ici seulement sur le Lakshmî Tantra.

Ce texte est le seul, parmi les tantras vishnouïtes, a être centré sur la Déesse. On y retrouve les mêmes spéculations sur l'alphabet sanskrit et les mantras que dans les tantras de Bhairava du shivaïsme.

Ainsi, la Déesse est la conscience, pouvoir de se voiler ou de se révéler à volonté, à travers le jeu de ses pouvoirs. Elle se contracte et devient l'âme.
Elle est l'être des choses.
Elle est subjectivité, pointée par le mot "je". 
On y retrouve la doctrine du brahman-parole, le bîja hrîm, les cinq kalâs, etc.

Extraits :

ahaṃ nāma smṛto yo'rthaḥ sa ātmā samudīryate
Ce que l'on nomme "je" est, selon la tradition, le Soi (II, 3)

anavacchinnarūpo'haṃ paramātmeti śabdyate |
kroḍīkṛtamidaṃ sarvaṃ cetanācetanātmakam
Le "je", jamais interrompu ni délimité,
est le Soi ultime, dit-on.
Il embrasse en lui
à la fois ce qui est doué de conscience et ce qui est inerte. 
(II, 4)
(une glose en sanskrit, publiée avec le texte sanskrit, 
paraphrase "ininterrompu" par "ce qui n'est pas interrompu/
délimité par les objets, etc.).

vastvavastu ca tannāsti yannākrāntamahaṃtayā |
idaṃtayā yadālīḍhamākrāntaṃ tadahaṃtayā //
Réel ou imaginaire, rien n'existe
qui ne soit infusé par le "je".
Tout "cela" est infusé de "je". (II, 7)

apṛthagbhūtaśaktitvād brahmādvaitaṃ taducyate /
Comme la Shakti n'est pas séparée (de Vishnu),
on parle de la "non-dualité de l'Immense". (II, 11)

ahaṃtā sarvabhūtānāmahamasmi sanātanī /
Je suis le "je" éternel 
en tous les êtes. (II, 13)

ahamarthaṃ vināhaṃtā nirādhārā na siddhyati /
Sans la vérité pointée par le mot "je",
aucune subjectivité ne serait possible. (II, 19)

nirunmeṣe nirunmeṣā sāhaṃtā parameśvarīṃ //
kroḍīkṛtyākhilaṃ sarvaṃ brahmaṇi vyavatiṣṭhate |
unmeṣastasya yo nāma yathā candrodaye'mbudheḥ //
nimeṣastasya yo nāma saṃhṛtau paramātmanaḥ //
ahaṃ nārāyaṇī śaktiḥ sisṛkṣālakṣaṇā tadā |
Quand (Vishnu) ferme les yeux, cette subjectivité,
la Grande Souveraine, ferme les yeux (elle aussi).
Elle embrasse alors l'univers, et tout
repose dans l'Immense.
Son "éclosion" ou son ouverture des yeux
est comme un lever de lune sur les eaux océanes.
La Déesse présente en tout homme comme "je"
devient alors intense désir de créer.
Et alors, sa "fermeture des yeux"
se résorbe dans le Soi ultime. (II, 20-23)

Si cela n'est pas toujours apparent dans la traduction anglaise (comme souvent),
cette présence du shivaïsme du Cachemire est parfaitement 
frappante quand on lit le sanskrit.

Dans le chapitre XIII (versets 20 à 40), 
on a carrément la doctrine très secrète des cinq actes, 
le tout dans la "langue" propre au Kâlî-krama.

J'y reviendrais dans un prochain billet.

Et, pour les patients et courageux, 
il y aura la traduction des passages 
sur le rituel d'union sexuel 
propre à la tradition Pâncarâtra de Krishnamacharya.




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